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Gustave Courbet (1819-1877) : Le
sommeil (1866, Musée du Petit Palais, Paris)
En
1827, François Baudelaire, ancien prêtre, ancien chef des
bureaux du Sénat, « détestable artiste » peintre
amateur, bourgeois sexagénaire décéda en laissant
un héritage conséquent à ses deux enfants : Claude
Alphonse Baudelaire, fils de sa feu première épouse et
Charles Baudelaire âgé de six ans né à Paris
en 1821 de Caroline Archimbaut-Dufaÿs. L’année suivante,
les délais de veuvage respectés, Caroline épousa
le chef de bataillon Aupick promis à une brillante carrière
: colonel (1834), général de brigade (1839), commandant
de l’École polytechnique (1847), ministre plénipotentiaire
à Constantinople (1848), sénateur de l’Empire (1853).
Ce remariage fut-il ressenti par Charles Baudelaire, âgé
de sept ans comme une trahison ? Son beau-père muté à
Lyon, le jeune parisien Charles étudia au Collège royal
de Lyon secoué en 1834 par la seconde révolte des Canuts.
Aupick y gagna son grade de colonel puis il fut nommé à
Paris et Charles fut inscrit au Lycée Louis-Le-Grand. Il s’appliqua
pour son grand plaisir et celui de sa mère à être
dans les premiers de la classe. Néanmoins, élève
dissipé il fut renvoyé définitivement du Lycée
Louis-Le-Grand pour avoir préféré mâcher
un billet transmis par un camarade de classe plutôt que de le
remettre au professeur. Parce que Baudelaire ne se plia pas à
la sommation, le professeur soupçonna un billet « infâme
»… et Baudelaire éclata de rire. Malgré ce
renvoi, Charles obtint son baccalauréat et la famille décida
son inscription à l’Ecole de droit. Dès cette époque
il déserta les cours et contracta une blennorragie rapidement
soignée par un pharmacien ami de son confident, son demi-frère
Alphonse devenu magistrat. En janvier 1841, Charles comptabilisait sur
quelques mois 3270 francs de dettes envers des amis, son tailleur, son
chemisier alors que son frère magistrat gagnait seulement 1500
francs par an ! La famille Aupick décida d’embarquer Charles
Baudelaire en juin 1841 pour les Indes dans le but de « l’arracher
au pavé glissant de Paris » : son oisiveté, la fréquentation
des prostituées et des jeunes poètes de L’Ecole
normande , l’accroissement de ses dettes pour satisfaire ses plaisirs
de dandy ne rassuraient pas sa mère. Son expédition s’arrêta
à l’île Maurice et à l’île Bourbon
(aujourd’hui l’île de la Réunion) et lui inspira
des poèmes mascarins (À une Dame créole, À
une Malabaraise...). De retour en France, sa prodigalité était
telle qu’en 1844, un conseil de famille plaça Charles Baudelaire
sous la tutelle judiciaire de Maître Ancelle, notaire et ami de
la famille. Ainsi au regard de la loi, le poète fut toujours
un incapable. Cela ne l’empêcha pas de contracter toute
sa vie des dettes car il cachait à tout son entourage cette incapacité
civile humiliante. Il collabora à un recueil anonyme de potins
et de ragots mondains Mystères galants des théâtres
de Paris. Sous le nom de Baudelaire-Dufaÿs, il publia ses critiques
d’art Salon de 1845 puis Salon de 1846 où il développe
avec passion sa réflexion esthétique et fait l’éloge
du peintre Eugène Delacroix. En juin 1845, il tenta de se suicider
peut être déçu par l’insuccès du Salon,
sans doute pour attendrir sa mère. En 1847, il publia une nouvelle
la Fanfarlo où il se dépeint sous les traits de Samuel
Cramer, il traduisit les histoires extraordinaires d’Edgar Poe.
Quelques femmes jalonnèrent sa vie et ses poèmes furent
publiés de manière sporadique dans différentes
revues . D’abord, sa mère Caroline, sa correspondante épistolaire
privilégiée, est évoquée au côté
de « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse
». Ensuite des prostitués dont Sara, « à l’œil
juif et cerné » lui inspirèrent notamment le poème
de jeunesse « Je n’ai pas pour maîtresse une lionne
illustre... » . De même, Jeanne Lemer dite Jeanne Duval,
Marie Daubrun et Apollonie Sabatier furent également de célèbres
muses baudelairiennes. Âgé de 21 ans, Charles rencontra
Jeanne, comédienne, courtisane, mulâtresse. Leur «
liaison tempétueuse » dura jusqu’au décès
de Jeanne Duval en 1862. La rumeur publique relayée par les souvenirs
de littérateurs de l’époque font de Jeanne Duval,
femme de couleur, une tribade comme tant d’autres actrices ou
femmes célèbres . Cette double marginalité retint
sans doute le caractère « bizarre », excentrique
et provocateur de Baudelaire. Un portrait par Edouard Manet et des poèmes
comme Sed non satiata, la chevelure, le Léthé immortalisent
la « Vénus noire ». En 1842, Baudelaire se lia avec
Marie Daubrun, actrice pour laquelle il sollicita auprès de George
Sand qu’il détestait un rôle au théâtre.
À Madame Sabatier, surnommée La Présidente, il
adressa entre 1852 et 1855 des poèmes anonymes (A celle qui est
trop gaie, Réversibilité, Confession). Baudelaire rompit
avec elle trois ans plus tard, le lendemain où elle s’offrit
à lui mais leur amitié résista à cette unique
nuit charnelle. Dans le Salon de 1846, dans les deux premières
éditions des Stalactites de Banville (éd. Paulier, mars
1846 et éd. Michel Lévy Frères, déc. 1846)
et en 1847 dans une œuvre de Champfleury (éd. Martinon)
fut annoncé sur le 2e plat de couverture : « pour paraître
prochainement les Lesbiennes, poésies par Baudelaire-Dufaÿs
». Semblables à bien d’autres titres , ce vocable
est néanmoins « mystérieux et pétard »
car à la signification ethno-géographique se rattachent
les sens philosophique et tribadique. Lesbos est l’île symbole
d’un paradis à jamais perdu. Autour « de la mâle
Sapho, l’amante et le poète » est exploité
un cliché littéraire à la mode où se mêlent
la sensualité, l’ennui, la nostalgie, le génie poétique
forcément « mâle », la stérilité
féminine, la recherche vaine d’un idéal hellénistique
perdu. Le poème ordurier à la mode Les Lesbiennes de Paris
rappelle, s’il le faut, le tribadisme des habitantes. Dans les
revues L’Écho des marchands de vin en 1848, Le Magasin
des familles en 1850, Le Messager de l’Assemblée en 1851
le titre « mystérieux et pétard » fut remplacé
par Les Limbes, (livre) « qui paraîtra très-prochainement,
et qui est destiné à représenter les agitations
et les mélancolies de la jeunesse moderne ». Limbes est
un terme moins choquant et plus romantique que Lesbiennes. En 1855 dans
la Revue des Deux Mondes dix-huit poèmes furent publiés
sous la dénomination : Les Fleurs du mal, oxymore suggéré
par le littérateur Hippolyte Babou. Le 21 juin 1857 sont mis
en vente par les éditeurs du poète, Poulet-Malassis et
De Broise, les Fleurs du Mal, recueil de cent une pièces dont
« Au lecteur », tirés selon les sources bibliographiques
entre mille et mille trois-cent exemplaires. Dans le Figaro du 5 juillet
1857, le critique Gustave Bourdin écrivit :
« ...Il serait trop
injuste d’imputer à M. Baudelaire des extravagances qui
ont dû plus d’une fois lui faire lever les épaules.
Il n’a eu qu’un tort à nos yeux, celui de rester
trop longtemps inédit. Il n’avait encore publié
qu’un compte rendu de salon très vanté par les
docteurs en esthétique et une traduction d’Edgar Poe.
Depuis trois fois cinq ans, on attendait donc ce volume de poésies
; on l’a attendu si longtemps, qu’il pourrait arriver
quelque chose de semblable à ce qu’il se produit quand
un dîner tarde trop à être servi ; ceux qui étaient
les plus affamés sont les plus vite repus : l’heure de
leur estomac est passée.
Il n’en est pas de même avec votre serviteur (...)
J’ai lu le volume, je n’ai pas de jugement à prononcer,
pas d’arrêt à rendre ; mais voici une opinion que
je n’ai la prétention d’imposer à personne.
On ne vit jamais gâter si follement d’aussi brillantes
qualités. Il y a des moments où l’on doute de
l’état mental de M. Baudelaire ; il y en a où
l’on n’en doute plus : c’est la plupart du temps,
la répétition monotone et préméditée
des mêmes mots, des mêmes pensées. L’odieux
y coudoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à
l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher
autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assista à
une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de
chloroses, de chats et de vermine.
Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences
de l’esprit, à toutes les putridités du cœur
; encore si c’était pour les guérir, mais elles
sont incurables.
Un vers de M. Baudelaire résume admirablement sa manière
; pourquoi n’en a-t-il pas fait l’épigraphe des
Fleurs du Mal ?
Je suis un cimetière abhorré de la lune.
Et au milieu de tout cela, quatre pièces, le Reniement de saint
Pierre, puis Lesbos, et deux qui ont pour titre les Femmes damnées,
quatre chefs-d’œuvre de passion, d’art et de poésie
; mais on peut le dire, il le faut, on le doit : si l’on comprend
qu’à vingt ans l’imagination d’un poète
puisse se laisser entraîner à traiter de semblables sujets,
rien ne peut justifier un homme de plus de trente, d’avoir donné
la publicité du livre à de semblables monstruosités.
»
Deux jours plus tard, le 7 juillet
1857 un rapport de la Direction Générale de la Sûreté
publique attire l’attention du Ministre de l’Intérieur
:
« Le livre de M. Charles
Baudelaire intitulé Les Fleurs du Mal est un défi jeté
aux lois qui protègent la religion et la morale. (...)
A côté de ces pièces et de quelques autres où
l’immortalité de l’âme les plus chères
croyances du christianisme sont mises à néant, il en
est d’autres qui sont l’expression de la lubricité
la plus révoltante :
Les Femmes Damnées sont un chant en l’honneur de l’amour
honteux des femmes pour les femmes.(...)
En résumé le livre de M. Baudelaire est une de ces publications
malsaines, profondément immorales qui sont appelées
à un succès de scandale.
Proposition de le déférer au Parquet. »
Ainsi l’auteur et les
éditeurs du livre Les Fleurs du Mal furent poursuivis devant
le tribunal correctionnel de Paris pour le délit d’outrage
à la morale publique et les exemplaires des Fleurs du Mal furent
aussitôt saisis. Baudelaire tenta de faire intervenir ses relations
dont Madame Sabatier mais la justice suivit son cours. Le substitut
Pinard qui la même année avait actionné contre Gustave
Flaubert, l’auteur acquitté de Madame Bovary, conclut son
réquisitoire :
« Soyez indulgent pour
Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans équilibre.
Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert derrière
l’auteur. Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces
du livre, un avertissement devenu nécessaire. »
Baudelaire fut condamné
à 300 francs d’amende ; Poulet-Malassis et De Broise chacun
à 100 francs et les « pièces condamnées »
N° 20, 30, 39, 80, 81 et 87 furent supprimées du recueil.
Le 6 novembre 1857, Baudelaire demanda dans une lette à l’Impératrice
d’intervenir pour réduire l’amende qui « dépasse
les facultés de la pauvreté proverbiale des poëtes
» . Parce que le condamné « témoigna du repentir
», en janvier 1858 le ministre de la Justice réduisit l’amende
à cinquante francs. Les pièces condamnées furent
malgré tout éditées dans bien des recueils et le
jugement de 1857 fut très vite bafoué.
En 1861, Baudelaire se porta candidat à l’Académie
française mais ni Sainte-Beuve ni Vigny, tous deux sous la coupole,
ne l’encouragèrent dans ce projet qui fit scandale. En
février 1861, une seconde édition considérée
testamentaire fut tirée à 1500 exemplaires, comptant cette
fois 126 pièces distribuées en six parties. Cette édition
ne comporte pas les pièces condamnées.
En 1864, Baudelaire rejoignit Poulet-Malassis à Bruxelles pour
trouver un éditeur pour une nouvelle publication des Fleurs du
Mal. Mais de cette expatriation ne sortira qu’un piètre
pamphlet contre la Belgique ressentie aussi bourgeoise que la France.
Le 31 août 1867, après plus d’un an d’agonie,
entouré de sa mère et de ses amis, hémiplégique
et privé de parole le poète mourut. Il fut enterré
au cimetière Père Lachaise auprès de son beau-père
le Général Aupick.
En décembre 1868, les amis de Charles Baudelaire, Asselineau
et Banville établirent chez Michel Lévy Frères,
libraires éditeurs « une édition définitive
augmentée d’un grand nombre de poëmes nouveaux »
comptant 151 poèmes. Enfin en 1869, un Complément aux
Fleurs du Mal de Charles Baudelaire comprenant les pièces condamnées
fut édité par Michel Lévy.
L’histoire judiciaire des « six sur cent » pièces
ne s’arrête pas avec la mort de Baudelaire. En 1929, Louis
Barthou demanda en vain la révision du procès. La loi
du 25 septembre 1946 institua un nouveau cas de pourvoi en révision
ouvert uniquement à la Société des Gens de Lettres
de France, ce qu’elle fit aussitôt. La Cour de Cassation
cassa et annula le 31 mai 1949 le jugement rendu le 27 août 1857.
Baudelaire est le plus génial des poètes français
du XIXe siècle qui aborde le saphisme dans huit poèmes.
L’homosexualité féminine est effleurée dans
les poésies de jeunesse : l’épître envoyée
à Sainte-Beuve, poème capital publié de manière
posthume ; le sonnet Sed non satiata, Le goinfre et dans la parodie
de Sapho. Au delà de l’effleurement, le lesbianisme est
la trame principale des trois poèmes Lesbos, Delphine et Hippolyte
et les Femmes damnées. Enfin, au risque de choquer, je montrerai
que le saphisme transpire dans le poème Les deux Bonnes sœurs.
L’EPITRE ENVOYEE À
SAINTE-BEUVE :
Jeune homme de moins de vingt-cinq
ans annonçant la publication prochaine du recueil Les Lesbiennes,
Baudelaire envoie un hommage à Charles Augustin Sainte-Beuve
(1804-1869) âgé d’environ quarante ans qu’il
considère comme son maître. Auteur de recueils poétiques
Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme (1829) ; les
Consolations (1830) ; Pensées d’Août (1837) et Volupté
(1834), roman épistolaire sur l’entrée en religion
d’un prêtre; Sainte-Beuve admirateur des auteurs de La Pléiade
dans Tableau historique et critique de la poésie française
au XVIe siècle (1828) appartient au cénacle romantique
dont Hugo, Lamartine, Musset et Chateaubriand sont les étoiles.
Académicien (1844), professeur au Collège de France puis
à l’Ecole normale (1857-1861), sénateur de l’Empire
(1867), Sainte-Beuve renonce à la poésie « rejetée
comme trop prosaïque » par les romantiques et se consacre
dans la seconde partie de sa vie à la « critique littéraire
» avec Portraits littéraires (1844-52) ; Causeries du lundi
(1851-62). Roger Fayolle écrit :
« Cette pratique de
la critique est apparue comme un modèle. Impressionnisme
et nomenclature pseudo-scientifiques sont les deux aspects de la
critique d’inspiration beuvienne, où la critique biographique
et psychologique, le portraitisme et la causerie passent pour des
analyses littéraires ».
De cette épître,
Baudelaire attendait vraisemblablement une reconnaissance, une incursion
dans les milieux littéraires. En réalité par manque
de diplomatie, par esprit d’indépendance, de forfanterie
et « d’impertinence » il manqua son objectif. En effet,
dans son préambule, Baudelaire a la maladresse de se référer
à Stendhal que Sainte-Beuve méconnaît comme il mésestime
Balzac ou Hugo. Baudelaire se cache derrière Stendhal comme il
se cacha longtemps derrière Edgar Poe et il désire choquer
en exprimant des fantasmes homosexuels à peine voilés
dont l’amant d’Adèle Hugo se méfiera sans
doute toujours.
EPITRE ENVOYEE À SAINTE-BEUVE
entre 1843 et 1846
Monsieur,
Stendhal a dit quelque part-ceci, ou à peu près-
: J’écris pour une dizaine d’âmes sensibles
que je ne verrai peut-être jamais, mais que j’adore
sans les avoir vues.
Ces paroles, Monsieur, ne sont-elles pas une excellente excuse
pour les importuns, et n’est-il pas clair que tout écrivain
est responsable des sympathies qu’il éveille ?
Ces vers ont été faits pour vous - et si naïvement
- que lorsqu’ils furent achevés, je me suis demandé
s’ils ne ressemblaient pas à une impertinence,
- et si la personne louée, - n’avait pas le droit
de s’offenser de l’éloge. - J’attends
que vous daigniez m’en dire votre avis.
Dans son excellente analyse, Jérôme Thélot
compare ce préambule aux lettres adressées à
Madame Sabatier ou à Banville. Le soulignement du pour
vous fait écho au pour une dizaine d’âmes
et à la personne louée, périphrases féminines
marquant la passion, la chevalerie et la galanterie courtoise
et la complicité forcée : « les deux poètes
sont l’un pour l’autre (une âme),(une personne
louée), une dame, une inspiratrice ». Dans le poème,
Baudelaire joue de la sensualité homosexuelle féminine
puis masculine « je suis vis à vis de vous comme
un amant ». Ici l’homosexualité n’est
qu’un prétexte à être impertinent
c’est à dire à déroger à la
politesse et aux mœurs convenues, à sortir des sentiers
battus, à être différent, différent
jusqu’à choquer, différent jusqu’à
être poète. Thélot écrit :
« Déplacé, l’éloge de Baudelaire
à Sainte-Beuve ? Indécent et inconvenant ? - Assurément.
Comme le verbe déplace les codes comme le dire transgresse
le dit. Le poète va choquer son lecteur dans la mesure
où la poésie choque la langue. La naïveté
créatrice a attenté à la pudeur du destinataire
et aux convenances du monde, parce qu’elle est dans le
langage ce qui attente au langage. (...) L’éloge
est sans doute une offense. En tant qu’elle est naïve,
qu’elle suspend et violente les convenances de la langue
établies, la poésie semble outrager ce qu’elle
loue et louer ce qu’elle outrage(...) Dans le poème
il demandera encore, et ce sera pour nous la question cardinale
de toute l’épître :
Poète, est-ce une injure ou bien un compliment ? (...)
Baudelaire interroge explicitement son maître sur la valeur
éthique de l’opération poétique.
Celle-ci est elle innocente comme la naïveté ou
coupable comme l’impertinence ? (...) Baudelaire néanmoins
y réclame une réponse dont il attend, outre des
gratifications mondaines, un savoir : sur la légitimité
de son ambition poétique, sur son « droit »
à la vocation. En poésie les significations sont
déplacées : le lecteur y est une maîtresse
dont l’éloge est une offense. Ce déplacement
instaure-t-il un échange plus haut que celui du discours
ordinaire, ou est-il impuissant et va-t-il séparer l’auteur
et le lecteur, l’offenseur et l’offensé,
le moi et l’autre ? Que peut- une fois de plus- la poésie
? »
Tous imberbes alors, sur les vieux
bancs de chêne,
(...)
- Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis
Et voûtés sous le ciel carré des solitudes,
Où l’enfant boit, dix ans, l’âpre
lait des études .
(...)
- C’était dans ce vieux temps, mémorables
et marquant,
(...)
C’était surtout l’été, quand
les plombs se fondaient ,
Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient,
Lorsque la canicule ou le fumeux automne
Irradiait les cieux de son feu monotone,
Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons,
Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons ;
Saison de rêverie, où la Muse s’accroche
Pendant un jour entier au battant d’une cloche ;
Où la Mélancolie, à midi, quand tout
dort,
Le menton dans la main, au fond du corridor,-
L’œil plus noir et plus bleu que la Religieuse
Dont chacun sait l’histoire obscène et douloureuse,
- Traîne un pied alourdi de précoces ennuis,
Et son front moite encor des langueurs de ses nuits.-
Et puis venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses,
Qui rendent de leur corps les filles amoureuses,
Et les font aux miroirs - stérile volupté -
Contempler les fruits mûrs de leur nubilité -
Les soirs italiens, de molle insouciance,
- Qui des plaisirs menteurs révèlent la science,
- Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs,
Verse des flots de musc de ses frais encensoirs. -
.......................................................................
Ce fut dans ce conflit de molles circonstances,
Mûri par vos sonnets, préparé par vos
stances,
Qu’un soir, ayant flairé le livre et son esprit,
J’emportai sur mon cœur l’histoire d’Amaury
.
(...)
- J’ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre si cher aux âmes engourdies
Que leur destin marqua des mêmes maladies,
Et devant le miroir j’ai perfectionné
L’art cruel qu’un Démon en naissant m’a
donné ,
- De la Douleur pour faire une volupté vraie, -
D’ensanglanter son mal et de gratter sa plaie.
Poëte, est-ce une injure ou bien un compliment ?
Car je suis vis-à-vis de vous comme un amant
En face du fantôme , au geste plein d’amorces,
Dont la main et dont l’œil ont pour pomper les
forces
Des charmes inconnus. - Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés,
Et le cœur transpercé que la douleur allèche
Expire chaque jour en bénissant sa flèche.
Charles Baudelaire à Sainte-Beuve
entre 1843-1846
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Une autre poésie de jeunesse crache
sur la maternité. Ce fragment ne fait pas référence
directe à l’homosexualité mais la « Prêtresse
de débauche » « votre religion comme une autre est
auguste » « et ma sœur de plaisir » rappellent
les pauvres sœurs, la sœur d’élection, la stérile
volupté des Vierges au cœur sublime ...(les baisers) «
de ton amant creuseront leurs ornières comme des chariots ou
des socs déchirants...» ; «Tu me rapporteras tes
seins stigmatisés.»
Prêtresse
de débauche et ma sœur de plaisir
Qui toujours dédaignas de porter et nourrir
Un homme en tes cavités saintes,
Tant tu crains et tu fuis le stigmate alarmant
Que la vertu creusa de son soc infamant
Au flanc des matrones enceintes. |
Le titre du sonnet Sed non satiata
est tiré d’un vers de Juvénal (VI-130) : Et lassata
viris, sed non satiata recessit (Messaline est sortie de leurs bras
épuisée, mais non pas rassasiée.) Apparenté
à un bout-rimé où Baudelaire exploite avec originalité
toutes les rimes en avane de la langue française , ce sonnet
composé vers 1842-43 pour Jeanne Duval traite du thème
de la « Vénus noire » ou de la « belle Maure
». A l’ivresse des drogues dont il usa et abusa (alcools,
cocaïne pour calmer ses douleurs), le poète préfère
l’ivresse et la quintessence de l’amour où le vocabulaire
« havane » « savane » « pavane »,
« caravane » « citerne », apportent la notion
d’un ailleurs oriental, d’un voyage exotique ; où
se dégagent finalement le spleen et « les ennuis ».
Charles Baudelaire n’a-t-il pas interrompu son voyage vers les
Indes, n’interrompra-t-il pas brutalement son aventure avec Madame
Sabatier ? La préférence est toute fantasmée, appartient
à un idéal d’autant que « la bizarre déité
» devient un « démon sans pitié », peut-être
une « Mégère libertine », certainement la
personnification de l’Enfer. Le poète n’est pas le
Styx, une entité mythique fluviale à la puissance sexuelle
démultipliée - les eaux du Styx qui ne sont pas la semence
masculine arrose neuf fois les Enfers. Le poète ne peut non plus
se transformer en Proserpine, la reine des Enfers à la rime phallique
capable de maîtriser l’enfer du lit de Jeanne. Le saphisme
de la bizarre déité est dénoncé à
travers un transsexualisme fantasmé. L’expression Mégère
libertine est-elle en apposition ou en apostrophe ? Désigne-t-elle
« je » ou l’amante ? Jean Pellegrin suggère
que le poème soit une invocation adressée à une
femme par une autre femme ; il serait comparable aux Femmes damnées.
C. Pichois note :
« le sonnet doit
être « interprété à la lumière
des poèmes « lesbiens » de Baudelaire, où
l’on retrouve le thème de l’amour stérile
et inassouvi » (A. Pizzorusso). Date, inspiration feraient de
cette pièce un étonnant vestige du recueil lorsqu’il
s’intitulait Les Lesbiennes. La femme n’est plus ici une
inspiratrice : elle menace le poète de destruction, thème
qui se retrouve dans d’autres poèmes. Mais la menace
de destruction s’inverse finalement en poème.»
SED NON SATIATA
Bizarre déité,
brune comme les nuits,
Au parfum mélangé de musc et de havane,
Œuvre de quelque obi , le Faust de la savane,
Sorcière au flanc d’ébène, enfant des
noirs minuits ,
Je préfère
au constance , à l’opium , au nuits ,
L’élixir de ta bouche où l’amour se
pavane ;
Quand vers toi mes désirs partent en caravane ,
Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.
Par ces deux grands yeux
noirs, soupiraux de ton âme,
O démon sans pitié ! verse-moi moins de flamme ;
Je ne suis pas le Styx pour t’embrasser neuf fois,
Hélas ! et je ne
puis, Mégère libertine,
Pour briser ton corsage et te mettre aux abois,
Dans l’enfer de ton lit devenir Proserpine !
Charles Baudelaire
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Le Goinfre est extrait
des Bribes, des bribes de vers écrites par Baudelaire
peut-être vers 1864-1866.
LE GOINFRE
(...)
Ta jeunesse sera plus féconde en orages
Que cette canicule aux yeux pleins de lueurs
Qui sur nos fronts pâlis tord ses bras en sueurs,
Et soufflant dans la nuit ses haleines fiévreuses,
Rend de leur frêle corps les filles amoureuses,
Et les fait au miroir, stérile volupté,
Contempler les fruits mûrs de leur virginité.
(...)
Charles Baudelaire |
Dans son réquisitoire,
le substitut Pinard cite la peinture lascive, offensant la morale publique
contenue dans quelques strophes des poèmes Les Bijoux , Le Léthé,
A celle qui est trop gaie. Le magistrat renchérit :
« Lesbos et les Femmes
damnées sont à lire tout entières. Vous y trouverez
dans leurs détails les plus intimes mœurs des tribades ».
Dans sa plaidoirie Maître
Gustave Chaix d’Est-Ange, déclame :
« Quant aux Femmes damnées...
que M. Le Substitut a appelé les deux tribades !!! ce qui est
vif comme langage... et certes nous n’aurions jamais osé
nous permettre de pareils mots devant le tribunal, quant aux Femmes
damnées, car je demande la permission de préférer
l’expression de mon client à celle du ministère
public - , écoutez ces strophes :
LESBOS
Mère des jeux latins
et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques ,
Font l’ornement des nuits et des jours glorieux,
Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
Lesbos, où les baisers
sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
Orageux et secrets, fourmillants et profonds ;
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades !
Lesbos, où les Phrynés
l’une l’autre s’attirent,
Où jamais un soupir ne resta sans écho,
A l’égal de Paphos les étoiles t’admirent,
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho !
Lesbos, où les Phrynés l’une l’autre
s’attirent,
Lesbos, terre des nuits
chaudes et langoureuses,
Qui font qu’à leurs miroirs, stérile volupté
!
Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ;
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Laisse du vieux Platon
se froncer l’œil austère ;
Tu tires ton pardon de l’excès des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inépuisés.
Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère
;
Tu tires ton pardon de
l’éternel martyre,
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,
Qu’attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux !
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre,
Qui des Dieux osera, Lesbos,
être ton juge
Et condamner ton front pâli dans les travaux,
Si ses balances d’or n’ont pesé le déluge
De larmes qu’à la mer ont versé tes ruisseaux
?
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge ?
Que nous veulent les lois
du juste et de l’injuste ?
Vierges au cœur sublime, honneur de l’Archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
Et l’amour se rira de l’Enfer et du Ciel !
Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ?
Car Lesbos entre tous m’a
choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs,
Et je fus dès l’enfance admis au noir mystère
Des rires effrénés mêlés aux sombres
pleurs ;
Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre.
Et depuis lors je veille
au sommet de Leucate ,
Comme une sentinelle à l’œil perçant
et sûr,
Qui guette nuit et jour brick , tartane ou frégate ,
Dont les formes au loin frissonnent dans l’azur ;
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Pour savoir si la mer est
indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit
Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,
Le cadavre adoré de Sapho, qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne !
De la mâle Sapho,
l’amante et le poète,
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !
- L’œil d’azur est vaincu par l’œil
noir que tachette
Le cercle ténébreux tracé par les couleurs
De la mâle Sapho, l’amante et le poète !
- Plus belle que Vénus
se dressant sur le monde
Et versant les trésors de sa sérénité
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ;
Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !
- De Sapho qui mourut le
jour de son blasphème,
Quand, insultant le rite et le culte inventé,
Elle fit son beau corps la pâture suprême
D’un brutal dont l’orgueil punit l’impiété
De celle qui mourut le jour de son blasphème.
Et c’est depuis ce
temps que Lesbos se lamente,
Et, malgré les honneurs que lui rend l’univers,
S’enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts .
Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente !
Charles Baudelaire |
Comme le sous-entend son avocat,
nulle part dans les poèmes de Baudelaire n’apparaît
le terme de tribade ou de lesbienne. Seul deux titres Les lesbiennes,
Les Tribades apparaissent dans son œuvre. Le premier fut
annoncé en son temps et vite abandonné. A l’époque,
lesbienne n’a pas de connotation homosexuelle probante, le second
titre Les Tribades est annoté dans une « liste
de titres et canevas de romans et nouvelles » demeurés
perpétuellement à l’état de projet. Ainsi
à côté des autres romanciers ou rimailleurs chérissant
la panoplie des termes tribadiques, Baudelaire est chaste, prude, poète
et non pornographe. Dans Lesbos, « les plus intimes mœurs
des tribades » ne sont que des « baisers » :
et des
raffinements toujours inépuisés ...
orageux et secrets, fourmillants et profonds...
...à leurs miroirs, stériles volupté !
Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ; |
Ces deux derniers alexandrins
seront repris inlassablement par Baudelaire. En réalité,
Baudelaire choque les têtes bien pensantes lorsque le poète
en appelle à Dieu et ose écrire au trente huitième
vers , c’est à dire au centre du poème l’idée
centrale :
Votre
religion comme une autre est auguste, |
Offrons l’interprétation psychanalytique
et allégorique des exégètes : Lesbos « Mère
des jeux latins et des voluptés grecques » et Le balcon
« Mère des souvenirs, maîtresses des Maîtresses
» sont tous deux des poèmes aux strophes « encadrées
» ; leur incipit commence également par un terme maternel
et originel qui dévoile le regret d’une époque perdue.
Dans Lesbos, le poète chante un hymne à l’île
de « la mâle Sapho, l’amante et le poète ».
L’île lesbienne et saphique, comparable à Paphos,
cité de Vénus, est l’image du foyer perdu de Charles.
Sapho la lesbienne, plus belle que Vénus l’hétérosexuelle,
est en fait l’image de Madame Baudelaire, la mère du poète
au temps des jours glorieux, c’est à dire avant «
l’arrivée » de Madame Aupick. L’île tire
son pardon (...) de l’excès de sensualité et de
souffrance. Lesbos entre tous a choisi dès son enfance le poète
pour glorifier l’amour quasi incestueux de l’enfant pour
sa mère. Cet amour est une religion aussi digne qu’une
autre, un rite et un culte inventé que Sappho (soit Caroline)
a trahi en se donnant à l’homme brutal et orgueilleux (le
Général Aupick). Le poète, gardien du culte de
la passion virginale et stérile, attend le retour, sur l’île
qui pardonne, du cadavre de Sapho morte le jour de sa trahison blasphématoire.
Charles regrette les temps anciens et sa mère, morte dans son
cœur le jour de son remariage et attend sans y croire son affectueux
retour. C’est depuis ce temps (le jour du remariage) que Lesbos
se lamente (que le foyer est malheureux). En fait le lesbianisme n’est
chez Baudelaire qu’un prétexte pour évacuer l’homme
auprès de sa mère, pour revenir au temps de l’unicité,
« le fils ayant tué » le père vieillard, fut-il
jamais un rival ? Le beau-père honni prit la place du «
fils de droit divin ». Cette interprétation est confortée
dans la correspondance de Charles à Caroline qui est souvent
celle d’un amant à sa maîtresse. L’homosexualité
féminine, religion auguste, n’est qu’un paravent
d’une religion davantage auguste, interdite et maudite, l’inceste
mère-fils.
A propos de Delphine et Hippolyte, sous titre du second poème
des Femmes damnées, C. Pichois note la thèse
de Tamara Bassim . Le prénom Delphine :
« évoque «
la sainte comtesse », comme on l’appelait en Provence,
Delphine de Glandèves (née vers 1283, morte vers 1360),
qui, ayant épousé Elzéar de Sabran, garda du
consentement de son époux, sa virginité et sera déclarée
bienheureuse (Elzéar sera canonisé). « Hippolyte,
elle, évoque la reine des Amazones qui fuit les hommes, mais
qui, selon une tradition, fut faite prisonnière par Hercule,
lequel la donna à Thésée qui la rendit mère
d’Hippolyte, l’homme vierge, plus tard calomnié
par Phèdre, autre épouse de Thésée. »
Bassim conclut :
« Hippolyte représente
ainsi pour Baudelaire la superposition et la confusion de la mère
et du fils , leur interpénétration (...)Delphine devient
au contraire pour Baudelaire l’amante mâle et la mante
dévoreuse. Hippolyte et Delphine sont l’accouplement
inversé, qui révèle la contradiction interne
de Baudelaire, dans une insubordination et un défi aux normes
sexuelles ; elles sont de même un acte d’amour qui comprend
outre l’autosatisfaction et la jouissance d’une prise
de possession, une orgie de projections, de substitutions dans une
« ambivalence affective » et charnelle ».
Selon Pichois :
« Plus simplement, en
refusant d’accepter les conditions de la vie, elles s’affirment
comme des « chercheuses d’infini ».
Poulet-Malassis affirmait que les cinq
dernières strophes du poème « avaient été
écrites d’inspiration, puis revues et corrigées
en prévision de l’intervention du Parquet, quelques jours
avant la publication ».
Pierre Emmanuel apporte une vision biographique de l’œuvre
:
« A l’exception
de sa mère et de Mariette « la servante au grand cœur
»(...), deux types de femmes, ou plutôt deux idées
de femmes, hantent la vie et l’esprit de Baudelaire. Les premières,
projections en gloire céleste, comme Marie Daubrun et madame
Sabatier ; les secondes, projections en gloire infernale, Sara la
Louchette et surtout Jeanne Duval. Celle-ci est, avec sa mère
et contre elle la seule femme qu’il a constamment aimé,
à l’intérieur du mythe qu’il s’en
est fait, qui dérive, par analogie et opposition inconscientes,
de l’immense symbolisme maternel. La relation entre Delphine
et Hippolyte illustre dans sa vraie perspective spirituelle le rapport
« infernal » entre Jeanne et lui. Le nom d’Hippolyte,
la « prisonnière », suggère même un
rapprochement avec la légende de ce saint dans la Légende
dorée, où la femme-démon est changé en
charogne sous les yeux de l’homme qu’elle vient de séduire.
(...)
Par l’exercice de la seule faculté imaginaire, qui préserve
la spécificité du beau, toutes les passions peuvent
être éprouvées jusqu’au bout sans être
aucunement prises en charge.
La plus belle réussite de cette technique est le poème
Delphine et Hippolyte, évoquant l’amour saphique effréné.
Sous le couvert de l’homosexualité féminine, tous
les thèmes chers à Baudelaire, difficiles à manier
sous la forme où il les vit, sont systématiquement exaspérés
jusqu’au terme de leur logique délirante. L’acte
blanc imaginaire, doublement stérile au physique et au mental,
donne à l’inconscient la liberté de s’abîmer
sans risque. Nulle part ailleurs dans Les Fleurs du Mal l’éloquence
du gouffre n’atteint un tel degré de conviction : c’est
qu’ici le mouvement passionnel est sans résistance, l’interdit
furieusement exploré d’outre en outre, puis emporté
dans le maelström infernal. L’amour des deux femmes, leur
émulation, triomphante ou désespérée,
dans la conquête de l’enfer, n’est pas seulement,
comme tout amour risque de l’être, une contre-religion
; c’est une contre-nature. Par son transfert, le poète
à la fois neutre et possédé saisit la portée
de l’ambition sacrilège que Delphine communique à
sa « sœur d’élection ». Un sombre enthousiasme
anime le poème, tel « le vent furibond de la concupiscence
», pure ici de tout aveuglement, assumée avec l’intensité
d’une foi inverse, et que la partenaire active nomme amour,
la passive enfer. Leur antinomie - raison sans doute de leur «
élection » réciproque - révèle deux
extrêmes du satanisme. L’amour, chez Delphine, se double
d’une volonté d’unicité forcenée
; le remords chez Hippolyte, d’une soif d’anéantissement
non moins grande. Ce sont là deux façons opposées
de se détruire et de s’entre-détruire , de vouloir
ensemble le gouffre fatal : et, contradictoirement, de se détourner
de l’horreur dernière du gouffre, tout au fond de soi.
Celle-ci une fois vue face à face, plus question de faire son
destin : il n’est que de le subir. »
FEMMES DAMNEES
DELPHINE ET HIPPOLYTE
A la pâle clarté
des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait, d’un
œil troublé par la tempête,
De sa naïveté le ciel déjà lointain,
Ainsi qu’un voyageur qui retourne la tête
Vers les horizons bleus dépassés le matin.
De ses yeux amortis les paresseuses
larmes,
L’air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
Etendue à ses pieds,
calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille sa proie,
Après l’avoir marquée avec les dents.
Beauté forte à
genoux devant la beauté frêle,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe, et s’allongeait vers elle,
Comme pour recueillir un doux remerciement .
Elle cherchait dans l’œil
de sa pâle victime
Le cantique muet que chante le plaisir,
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupière ainsi qu’un long soupir.
- « Hippolyte, cher
cœur, que dis-tu de ces choses ?
Comprends-tu maintenant qu’il ne faut pas offrir
L’holocauste sacré de tes premières roses
Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ?
Mes baisers sont légers
comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs déchirants ;
Ils passeront sur toi comme
un lourd attelage
De chevaux et de bœufs aux sabots sans pitié...
Hippolyte, ô ma sœur ! tourne donc ton visage,
Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié
,
Tourne vers moi tes yeux
pleins d’azur et d’étoiles !
Pour un de ces regards charmants, baume divin,
Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
Et je t’endormirai dans un rêve sans fin ! »
Mais Hippolyte alors, levant
sa jeune tête :
-« Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,
Comme après un nocturne et terrible repas.
Je sens fondre sur moi de
lourdes épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu’un horizon sanglant ferme de toutes parts.
Avons-nous donc commis une
action étrange ?
Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :
Je frissonne de peur quand tu me dis : « Mon Ange ! »
Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
Ne me regarde pas ainsi,
toi, ma pensée !
Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection,
Quand même tu serais une embûche dressée
Et le commencement de ma perdition ! »
Delphine secouant sa crinière
tragique,
Et comme trépignant sur le trépied de fer,
L’œil fatal, répondit d’une voix despotique
:
-« Qui donc devant l’amour ose parler d’enfer
?
Maudit soit à jamais
le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S’éprenant d’un problème insoluble et
stérile,
Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté
!
Celui qui veut unir dans
un accord mystique
L’ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
A ce rouge soleil que l’on nomme l’amour !
Va, si tu veux, chercher
un fiancé stupide ;
Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers ;
Et pleine de remords et d’horreur, et livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés...
« On ne peut ici-bas
contenter qu’un seul maître ! »
Mais l’enfant, épanchant une seule douleur,
Cria soudain : - « Je sens s’élargir dans mon
être
Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur
!
« Brûlant comme
un volcan, profond comme le vide !
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant
Et ne rafraîchira la soif de l’Euménide
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu’au sang.
« Que nos rideaux fermés
nous séparent du monde,
Et que la lassitude amène le repos !
Je veux m’anéantir dans ta gorge profonde
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux ! »
- Descendez, descendez, lamentables
victimes,
Descendez le chemin de l’enfer éternel !
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
Bouillonnent pêle-mêle
avec un bruit d’orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.
Jamais un rayon frais n’éclaira
vos cavernes ;
Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
Filtrent en s’enflammant ainsi que des lanternes
Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.
L’âpre stérilité
de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.
Loin des peuples vivants,
errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !
|
Dans le poème suivant
les femmes damnées sont des chercheuses d’infini (vers
23), aussi Antoine Adam note que la dernière strophe de Delphine
et Hippolyte :
« donne le sens du
poème tel du moins que Baudelaire l’interprète
à l’époque où il écrit ces derniers
vers. Le saphisme, c’est, comme la débauche, comme
le vice en général, une sorte de fuite de l’âme
humaine pour échapper à une poussée qui se
fait sentir dans ses profondeurs, vertige, fascination, et l’on
se souvient de la phrase de Balzac dans La peau de Chagrin : «
La pensée de l’infini existe peut-être dans ces
précipices. »
Dans la première édition
des Fleurs du Mal (1857), les Femmes damnées sont le titre
de deux poèmes : le premier est sous titré Delphine
et Hippolyte et le second a pour incipit « Comme un bétail
pensif sur le sable couchées... ». Les deux poèmes
furent incriminés par le critique Gustave Bourdin et par la
Sûreté publique. Néanmoins, le Tribunal ne retint
aucun « passage ou expression obscène et immorale »
à l’encontre du second. En effet, la religion n’est
pas attaquée et la morale est sauve. Ici sont décrites
quatre types de Femmes damnées : « Les unes » sculptent
sur le tronc des arbres les initiales amoureuses des craintives enfances...allégorie
de la castration de l’homme par la femme, « D’autres
» subissent les tentations... « Il en est » qui,
« fièvres hurlantes » aspirent à l’oubli...Et
d’autres semblables aux religieuses sont prêtent à
s’auto flageller ...Le poète pris de pitié, de
compassion poursuit ces femmes « chercheuses d’infini...aux
soifs inassouvies », les interpelle, s’interpelle lui-même
car il les sait autant damnées que lui-même. A propos
des « chercheuses d’infini » Antoine Adam note :
« Voilà sans
doute ce que Baudelaire découvrait au saphisme. Non pas vulgaire
sensualité, comme voudraient le faire croire les pièces
obscènes qui couraient alors sur « les lesbiennes de
Paris ». Mais insatisfaction, recherche d’un au-delà
de l’amour vulgaire. »
FEMMES
DAMNEES
Comme un bétail
pensif sur le sable couchées,
Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers,
Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées
Ont de douces langueurs et des frissons amers.
Les unes, cœurs épris
de longues confidences
Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,
Vont épelant l’amour des craintives enfances
Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux ;
D’autres, comme des
sœurs, marchent lentes et graves
A travers les rochers pleins d’apparitions,
Où saint Antoine a vu surgir comme des laves
Les seins nus et pourprés de ses tentations ;
Il en est, aux couleurs
des résines croulantes,
Qui dans le creux muet des vieux antres païens
T’appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,
O Bacchus, endormeur des remords anciens !
Et d’autres, dont
la gorge aime les scapulaires ,
Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements,
Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires,
L’écume du plaisir aux larmes des tourments.
O vierges, ô démons,
ô monstres, ô martyres,
De la réalité grands esprits contempteurs ,
Chercheuses d’infini, dévotes et satyres ,
Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,
Vous que dans votre enfer,
mon âme a poursuivies,
Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,
Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,
Et les urnes d’amour dont vos grands cœurs sont pleins
! |
En 1845, année où
Baudelaire annonçait de son côté le titre pétard
« Les Lesbiennes », Arsène Houssaye directeur du
journal L’Artiste annonçait son drame antique Sapho qu'il
publia seulement cinq ans plus tard dans le journal l'Artiste. Aussi,
dans Le Corsaire-Satan du 25 novembre 1845, sous le titre Fragments
littéraires, Baudelaire et ses amis Théodore Banville,
Pierre Dupont et Auguste Vitu composèrent une Sapho. Ces Fragments
littéraires ne sont que le jeu d’une mystification littéraire
aujourd’hui rangés dans l’œuvre baudelairienne
du Critique littéraire (pages 4-5 tome II des O.C. de La Pléiade).
FRAGMENTS LITTÉRAIRES
PARODIE DE SAPHO
Avant que Le Constitutionnel n’imprime la fameuse tragédie
de Sapho dans sa Bibliothèque choisie, nous livrons à
l’avidité de nos lecteurs quelques fragments de cette
œuvre remarquable, où rayonnent l’éclat
et la vigueur de l’école moderne, unies aux grâces
coquettes et charmantes de Marivaux et de Crébillon fils.
Voici quelques vers détachés d’une scène
d’amour entre Phaon et la célèbre lesbienne.
...
Oui, Phaon, je vous aime ; et lorsque je vous vois,
Je perds le sentiment et la force et la voix.
Je souffre tout le jour le mal de votre absence,
Mal qui n’égale pas l’heur de votre présence
;
Si bien que vous trouvant, quand vous venez le soir,
La cause de ma joie et de mon désespoir,
Mon âme les compense et, sous les lauriers roses,
Etouffe l’ellébore et les soucis moroses.
...
Maintenant Phaon, le timide
pasteur, s’épouvante de cette passion qu’il est
pourtant tout prêt à partager.
Cette belle a, parmi les
genêts près d’éclore,
Respiré les ardeurs de notre tiède aurore.
En chatouillant l’orgueil d’un verger tel que moi,
Son amour n’est pas sans me donner de l’effroi.
A part la réserve
peut-être trop romantique de ce dernier alexandrin, on ne
peut méconnaître une grande fermeté de touche
et une sobriété de formes qui rappellent heureusement
la facture de Lucrèce. Mais, continue Phaon,
...
Comme de ses chansons chaudement amoureuses
Emane un fort parfum de riches tubéreuses,
Je redoute - moi dont le cœur est neuf encor,
De ne la pouvoir suivre en son sublime essor ;
Je baisse pavillon, - pauvre âme adolescente,
Au feu de cette amour terrible et menaçante.
Maintenant, c’est au
tour de Sapho d’exprimer en traits éloquents ses doutes
et ses alarmes ;
...
Pour aimer les bergers, faut-il être bergère ?
Pour avoir respiré la perfide atmosphère
De tes tristes cités, corruptrice Lesbos,
Faut-il donc renoncer aux faveurs d’Antéros ?
Et suis-je désormais une conquête indigne
De ce jeune berger, doux et blanc comme un cygne ?
L’auteur nous pardonnera
sans doute ces courtes citations, qui ne peuvent nuire à
l’intérêt qu’inspirera son œuvre,
et qui sont assez piquantes pour attirer vers elle l’attention
et la faveur publique.
Charles Baudelaire in Critique
littéraire (p. 4-5 tome II des O.C. de La Pléiade). |
Ces fragments littéraires, inclus
aujourd’hui dans l’œuvre baudelairienne du Critique
littéraire, furent publiés en 1845 dans le Corsaire-Santé.
En 1850 était représenté au Théâtre
de l’Odéon le drame de Philoxène Boyer intitulé
Sapho. L’année suivante l’opéra Sapho de
Charles Gounod et Émile Augier fut représenté
et repris en 1858 et en 1884.
En quoi « la Débauche
et la Mort sont deux aimables filles » marquées au fer
rouge lesbien tel que Baudelaire et les topos tribadiques l’entrevoient
? « Le saphisme baudelairien est comme la débauche, (…)
une fuite en avant » commente Antoine Adam. La sororité
religieuse, la prodigalité des baisers, le flanc toujours vierge,
la stérilité, la terreur des plaisirs, l’effroi
des douceurs renvoient à tous les fantasmes érotiques
lesbiens des couvents et des cloîtres. Les oxymores du dernier
vers de la troisième strophe preprésentent l’entremêlement
de l’enfer et du paradis. Néanmoins le poète «
sinistre, ennemi des familles » refuse de vivre cette débauche
avec un sentiment de remords. Par homonymie la bière renvoie
à la mise en bière du poète et l’ivresse
provoquée par cet alcool frelaté et par l’amour
frelaté dans les alcôves fécondent une vie blâmable,
blasphématoire et une religion de la débauche comme
les deux bonnes sœurs, chercheuses d’infinis peuvent vivre
leur foi chrétienne ou leur religion saphique.
LES DEUX BONNES
SŒURS
La Débauche et la
Mort sont deux aimables filles
Prodigues de baisers et riches de santé,
Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles
Sous l’éternel labeur n’a jamais enfanté.
Au poète sinistre,
ennemi des familles,
Favori de l’enfer, courtisan mal renté,
Tombeaux et lupanars montrent sous leur charmilles
Un lit que le remords n’a jamais fréquenté.
Et la bière et l’alcôve
en blasphèmes fécondes
Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,
De terribles plaisirs et d’affreuses douceurs.
Quand veux-tu m’enterrer,
Débauche aux bras immondes ?
O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,
Sur ses myrtes infects entre tes noirs cyprès ?
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