Sappho est surtout un personnage enfermé dans une " légende élevée à la hauteur d'un mythe et d'une allégorie religieuse " . Son amour désespéré pour le navigateur Phaon l'aurait conduite à se suicider par noyade dans la mer en sautant du rocher de Leucade. Les aquarelles de Gustave Moreau (1826-1898) illustrent "la mort de Sapho à Leucade". Sappho est enfermée dans ce triptyque mythique : un amour non partagé, un amour hétérosexuel, un suicide par noyade dénommé : " le saut de Leucade ". L'ensemble des uvres antiques ou modernes : poésies, théâtres, romans qui s'inspirent de Sappho s'approprie cette légende d'une femme désespérément amoureuse d'un homme et la rend prisonnière de la norme sexuelle qui ne semble pas correspondre à la lecture de son uvre en lambeaux. Ainsi par un acte fatal balançant entre lâcheté et courage, entre raison et folie, le personnage de Sapho renforce son aura et l'héroïne est une représentante mythique de la tragédie et du mystère de l'amour et de la condition humaine.
Ce triptyque mythique prend sa source dans au moins deux textes antiques :
Le premier est celui du géographe grec Strabon, contemporain de Jésus-Christ. Ses Geographica présentent le monde antique au début de l'Empire romain. Au sujet de l'île de Leucade, Strabon rapporte des propos de Ménandre, auteur athénien de comédies né au milieu du IVe siècle avant J.-C. :
" Sur le rocher se trouvent le sanctuaire d'Apollon de Leucade et l'endroit d'où l'on saute pour se guérir de l'amour : Là où, dit-on, la première, Sappho, selon Ménandre, qui poursuivait le superbe Phaon, piquée par l'aiguillon du désir se jeta du rocher brillant au loin..." Ménandre affirme que Sappho fut la première à sauter ; mais des auteurs plus savants encore en antiquités disent que ce fut Céphale (Képhalos), fils de Déioneus, qui s'était épris de Ptérélas. "
Le second texte originaire de la légende de Sappho est un passage du Banquet des savants par Athénée, écrivain grec né à Naucratis en Egypte vers 170 apr. J.-C.. Le Banquet des savants (ou des sophistes) est un recueil de curiosités littéraires antiques perdues où l'on peut lire :
" Cratinos dit qu'Aphrodite s'était éprise de Phaon et qu'elle l'avait caché sous de belles laitues, Marsyas dit que c'était sous des pousses d'orges ! "
Né vers 520 av. J.-C., peu après la mort de Sappho, Cratinos est
auteur de comédies athéniennes parodiant la mythologie grecque alliée à des faits réels. Selon Athénée,
Cratinos aurait écrit un Phaon, personnage mythologique amoureux d'Aphrodite, la déesse de la Beauté.
Phaon est un homme de la mer : matelot, navigateur, passeur. Selon les versions, vieux et laid ou l'inverse, Phaon fait traverser, entre l'île
de Lesbos et la Lydie, Aphrodite déguisée en vieille femme sans la faire payer. Pour le remercier, la déesse de la Beauté
lui redonne sa jeunesse et toutes les femmes s'éprennent de lui. Amoureuse à son tour, Aphrodite, minée
par la jalousie cache l'amant, aux dires de Cratinos, au milieu de salades !
A travers les générations et les uvres, entre Cratinos
et Ménandre, entre les pièces comiques des auteurs athéniens
du IVe siècle av. J.-C. et la XVe
Héroïde du jeune latin Ovide contemporain de J.-C., la
déesse Aphrodite est remplacée par une femme de chair, de
sexe et de sang, la mytilénienne Sappho.
"Et Vénus à bon droit peut jalouser Sappho !"
écrira Baudelaire (1821-1867) dans le poème Lesbos. Ce glissement de la déesse vers la poétesse peut s'expliquer par différents facteurs mineurs : d'abord la célébrité de Sappho, ensuite le culte que la poétesse voue à Aphrodite ; enfin, aux dires d'Ovide, les vers chantés par Sappho à l'adresse de Phaon.
Mais surtout, l'inconscient collectif masculin, perçu chez le romain
Pline l'Ancien (23/24-79 apr. J.-C.) dans son Histoire Naturelle,
admet difficilement qu'une femme ne succombe pas aux charmes virils
et, de surcroît, égale les hommes par son génie poétique : " Ce qu'on raconte au sujet de l'éringé (chardon Roland)
est merveilleux : sa racine, dit-on, prend la forme de l'organe sexuel, masculin ou féminin ; on la trouve rarement, mais si des hommes
la trouvent sous sa forme masculine, ils deviennent désirables ; c'est grâce à cette plante que Phaon le Lesbien fut aimé de
Sappho. "
Ainsi la tradition de ce légendaire amour hétérosexuel
permet de " défendre la réputation morale " de la
poétesse et la toute puissance de l'homme, même si
celle-ci est générée par des artifices. Afin
de blanchir totalement Sappho de murs non conformes, certains auteurs
anciens inventent, à côté de la Dixième Muse,
une Sapho courtisane née aussi à Lesbos. Claude Elien,
l'écrivain romain qui écrit en
grec au IIIe siècle
apr. J.-C. Histoire variée
rapporte :
"La poétesse Sappho, fille de Scamandronymos : même Platon, fils d'Ariston, la dit sage. Je sais qu'il y avait à Lesbos une autre Sapho : une courtisane, pas une poétesse."
![]() |
Une première tradition veut que ce saut guérisse les "amours désertées". Ce saut serait un bain de mer guérisseur et miraculeux : l'eau est élément purificateur ; le rocher Leucade ou Leucate, Pierre Blanche, couleur de la falaise, possèderait un pouvoir surnaturel. Seconde tradition, d'après les dires du poète comique d'Athènes, Ménandre (340-292 av. J.-C.), rapportés par le géographe grec Strabon contemporain de J.-C., Sappho s'est jetée dans la mer. Cet acte suicidaire correspond à une coutume funeste du Saut de Leucade. Strabon rapporte que les habitants de l'île de Leucade conduisaient au bord du rocher les condamnés à mort en leur donnant l'ultime chance d'être sauvés s'ils ne se noyaient pas. |
![]() |
" Sappho souriante, aux tresses violettes, pure ! " ou " Sappho aux tresses violettes, pure Sappho au doux sourire " est l'un des rares fragments poétiques d'Alcée consacré à la poétesse lesbienne. En fait, cette anecdote sentimentale a pour origine un témoignage rapporté dans la Rhétorique du philosophe grec Aristote né au IVe siècle avant notre ère. L'interprétation d'une scolie a permis aux exégètes de nos temps modernes (Welcker, Kleine Schriften, I, 110) de réfuter cette tradition. Ces supputations antiques sur les amours des personnages célèbres nous rapprochent étrangement de certains médias contemporains qui se font l'écho de la vie intime des stars du jour. Il ne faut voir là qu'une constance supplémentaire de la nature humaine. De nombreuses pièces antiques ont célébré Sappho et lui ont prêté des amants, sans souci biographique ou chronologique. Dans le Banquet des Savants, Athénée (vers 200 apr. J.-C.) précise : " Diphile, le poète comique, dans la pièce Sappho, avait fait d'Archiloque et d'Hipponax les amants de Sappho. " Le (faux ?) témoignage d'Aristote du IVe s. av. J.-C. est illustré par le cratère de Munich, vase à figures rouges, conservé au musée germanique et datant du Ve siècle av. J.-C.. Signalés par leur nom, les deux poètes lesbiens Alcée et Sappho se font face et tiennent le barbitos et le plectre. Picard (1948) Edith Mora (1966) décrivent ce vase et commentent la tradition de la Rencontre d'Alcée-Sapho |
À cette époque, les poèmes étaient chantés
et accompagnés de musique jouée avec de tous nouveaux instruments : la flûte, la cithare, la lyre classique appelée
barbitos.
De fait, le Dictionnaire de Suidas veut que Sappho inventa le plectre,
petite baguette de bois, de métal ou d'ivoire servant
à pincer les cordes de la lyre. D'autres auteurs anciens lui attribuent l'invention d'une sorte de lyre, pectis ou magadis et du mode
musical mixolydien employé pour les chansons d'amour. De même le poète, Terpandre de Lesbos est considéré
comme l'inventeur de la lyre à sept cordes. Inventeurs ou utilisateurs, peu importe. Ces affirmations montrent l'authenticité
de la renommée poétique et musicale de Sappho et des autres poètes lesbiens : Alcée, Arion, Terpandre. Des centaines
de citations d'auteurs anciens témoignent de la qualité de l'uvre de Sappho.
" Nous savons tous qu'on appelle Homère, le Poète et Sappho, la poétesse. "
écrit le médecin Galien de Pergame (IIe siècle apr. J.-C.) dans son Exhortation à l'étude.
" La masculine Sappho tempère le vers d'Archiloque,
et de même Alcée, dont l'ordre et les thèmes diffèrent. "
écrit le poète latin Horace (Ier s. av. J.-C.) dans son Epître I,19.
Le philosophe néoplatonicien Porphyre (233-305 apr. J.-C.) commente Horace :
" La masculine Sappho : soit parce qu'elle s'est illustrée dans le labeur poétique où plus fréquemment ce sont des hommes qui excellent, soit parce qu'on l'accuse d'avoir été une tribade. "
Cependant Dyonisus Latinus reconnaît dans l'adjectif viril la poétesse qui égale les poètes :
‹‹masculine : ni molle ni dissolue ni impudique.››
Page entoilée le 28/06/2003 et mise à jour le 15/03/2021
saphisme.com@orange.fr pour écrire à la webmastrice
pour compléter le formulaire de contact
Copyright 1999-2023
Edition sur le net :
Par passion livresque, sapphique, lesbienne, littéraire et pour tuer le temps.