La fin du VIe siècle a marqué en Grèce un changement essentiel. A cette époque, l'art hellénique était devenu
assez audacieux – sur les limites de l'archaïsme et du classicisme, vers 500-, pour oser représenter, par
exemple, dans la galerie des poètes célèbres, non plus seulement les images conventionnelles des premiers chanteurs
mystiques, véritables héros de l'épopée, tel Orphée, qui a eu sa place auprès des Argonautes
sur une métope inscrite du monoptère de Sicyone à Delphes (un ou d'autres : Moussaios, Linos, Olympos, Marsyas,
Thamyris, etc.), mais déjà des personnages historiques de l'époque, des chanteurs fraîchement connus de la mémoire humaine.
Cela paraît lié à un changement général, et non fortuit, de la croyance religieuse, car c'est aussi
le moment où la Grèce va héroïser directement des contemporains, comme Harmodios et Aristogeiton : tout cela coïncide
avec les profonds mouvements politiques, qui ont marqué la fin des tyrannies. Les tyrannoctones d'Athènes s'étaient
illustrés précisément en 514. – Le Ve siècle nous donnera à méditer ensuite la célèbre
maxime de l' « homme mesure toute chose », attribué à Protagoras. Ce n'est pas au hasard.
Les poètes musiciens et chanteurs notoires, figures historiques, apparaissent, après le VIe siècle, dans l'imagerie
des vases joints avec Dionysos ou Apollon et leurs thiases , à la suite d'Orphée d'Olympos, de Mousaios, de
Thamyris, de Linos ou de Marsyas, par exemple. Anacréon est déjà représenté vers 515 sur une coupe d'Oltos, et c'est peut-être ce buveur émérite
– le premier, ainsi – qui aura introduit son humanité aimable et légère dans le cycle des compagnons de
Bromios le Bruyant. Un maître du même temps a dessiné et peint en traits blancs sur une kalpis à glaçure
noire la grande figure d'une lycirine, et il a inscrit à côté le nom de Sappho.
Peu après dans le temps, nous rencontrons la peinture d'un magnifique calathos de Munich, décoré vers 480 . Deux
personnages y figurent, côte à côte. Alcée et Sappho de Lesbos, dont l'édition G. Budé a réuni les œuvres : les deux représentants les
plus accessibles pour nous, avant Anacréon lui-même, de la lyrique monodique, composée pour être chantée par un soliste.
Tous deux étaient de la classe aristocratique de leur île : ils se sont ainsi connus, et, dit-on, peut-être même
aimés. Tous deux furent mêlés aux luttes politiques soutenues par leur familles au temps de la tyrannie de Mysilos, puis de Pittacos.
Sur le calathos de Munich, où les noms sont inscrits, Alcée porte un riche costume ionien, le vêtement long. Il a la face
inclinée, les yeux baissés. Sa tête s'entoure de la grande bandelette frontale, insigne des inspirés dionysiaques.
La figure de Sappho est représentée de trois-quarts, innovation notable pour une tête imberbe. Les deux artistes
occupent, à eux seuls tout le flac du vase, l'un et l'autre armés de leur lyre (barbitos) . Sapho domine
la Rencontre, et toise son confrère ès lettres, plus timide, d'un œil interrogateur, à la fois candide
et narquois, très « femme de lettres ». L'attitude d'Alcée respectueuse : peut-être celle d'un
amoureux plus ou moins éconduit ; mais d'ailleurs, il a, je l'ai dit, grande allure, une silhouette élégante,
soignée, et fine, de citadin ! Sappho, de son côté, est strictement vêtue, chiton long, himation enveloppant.
C'est un apparat de dame noble, avec, en tête, la couronne sub-frontale ajoutée à la bandelette des poètes
; la poétesse aristocratique est ornée aussi d'un collier au cou, de boucles d'oreilles. Le peintre avait détaillé
les pupilles, dans les yeux très vivants, petits, malicieux ; une touche de rouge avive encore la bouche dissymétrique.
Le détail le plus curieux est la présentation de trois-quarts du visage et du corps, attitude nouvelle et même insolite.
Elle ne s'explique que si l'on entend que Sappho s'est retournée vivement à l'arrivée d'Alcée,
qui, les doigts écartés sur sa lyre, salue déjà en harpant, avec un chant. La lyre de Sappho, au contraire, reste
encore inactive, retenue négligemment à l'arrière du bras gauche. Mais déjà la poétesse l'attire à elle pour répondre, et elle apprête son plectre.
Etonnante véracité d'une Rencontre littéraire, pleine de charme et de fantaisie.
Or n'est-il pas précieux que nous puissons épingler, en quelque sorte, à ce colloque de confrères rivaux en poésie, quelques fragments littéraires conservés
à leurs noms, fragments dont l'intonation répond directement à l'épisode représenté, si bien qu'il est difficile de ne pas croire que le poème a inspiré le peintre ?
Alcée était capable d'une réserve chaste, dont témoignent – outre ses hymnes divins – les fragments d'une ode adressée à Sappho sa compagne.
Malheureusement, nous n'en avons plus que les deux premiers vers, et, d'après eux, A. Croiset regrettait l'ode entière, qui devait être exquise, présumait-il.
Aristote connaissait aussi un colloque d'Alcée et de Sappho, car c'est grâce à sa Rhétorique que ce que nous en savons a été préservé pour nous.
« Pure Sappho », disait Alcée, « aux tresses violettes, aux doux sourire… » (Fgt
141 d'Alcée dans l'édition Puech-Reinach à la p. 116 : en grec). Cet alcaïque de douze syllabes est réuni par Croiset aux vers suivants, seuls cités
par Aristote : « J'ai quelque chose à te dire, mais la confusion me retient… » Et voici la répartie de Sappho, d'une finesse toute féminine :
« Si tu n'avais dans l'âme que le désir du beau et du bien, si ta langue ne s'agitait pas pour prononcer une parole mauvaise, la confusion ne voilerait pas
tes yeux, et tu dirais franchement ta pensée… » (fragment 160 de Sapho éd. Reinach).
Peu de textes d'Alcée et de Sappho ont prêté à plus de discussions, comme le rappelle G Budé , depuis que Welker (Kl. Schrift,
I, 110) a contesté la tradition relative à une déclaration d'amour qui aurait été faite par Alcée à Sappho. Si Croiset ne fut pas impressionné devant
cette négation – puisqu'il prend parti pour accepter la Rencontre, - Th. Reinach et A. Puech ont plus ou moins rejeté
le témoignage du calathos de Munich ; Th. Reinach surtout, car A. Puech a hésité et le confesse . Pour ma part, confrontant la représentation peinte en 480 déjà,
le texte précis d'Aristote et les fragments conservés des deux poètes, je crois pouvoir penser qu'aucune hésitation ne paraît justifiée. Le peintre du
calathos, quel qu'il soit, connaissait déjà au début du Ve siècle la tradition de la Rencontre ; Aristote aussi, bien après lui. Ne serait-il pas fort imprudent,
dès lors, pour des modernes, de se croire mieux avertis, à la distance où nous vivons ? Le peintre du vase, soucieux d'être compris, n'aurait pas composé
sa scènette expressive sans les vers que tous avaient en mémoire. Et Aristote est formel, lorsqu'il écrit de son côté :
« J'ai envie de te dire quelque chose, mais la honte m'empêche »
On pourra discuter sur l'adjonction en tête de ces vers – fgt 64 de l'édition Reinach-Puech d'Alcée – c'est-à-dire l'invocation
directe à Sappho – qu'acceptait Croiset hypothétiquement ; mais il n'est guère à contester désormais
qu'il y ait eu dit et réplique, les deux propos, célèbres, s'ajustant, comme les gestes, mouvements et attitudes sur
le calathos munichois. Ce n'est pas un bon argument de prétendre qu'Aristote avait pu être abusé lui aussi (après
le peintre du calathos ?) par une fausse invention, analogue à celle qui a accrédité les pseudo-amours d'Anacréon et de Sappho, rendus impossible par la chronologie même.
Il est au contraire, très significatif, en fait, qu'Athénée ait cité, d'autre part, une sorte de dialogue lyrique, assez comparable mais apocryphe pour une partie au moins, entre
Sappho et Anacréon, qui vivait comme on sait, soixante plus tard. C'est la preuve que la Rencontre véridique, celle d'Alcée- Sappho, avait été célèbre,
puisqu'on l'a ainsi démarquée à distance ! L'invention romanesque d'Hermésianax apporte donc une certitude complémentaire. Comment écrire,
d'autre part, que, sur le calathos de Munich, l'attitude d'Alcée pourrait s'expliquer « s'il rendait seulement hommage au talent de Sappho » ? Rien ne
ferait comprendre en ce cas, sur le calathos, les deux lyres en action, le vif mouvement brusquement détourné de Sappho qui veut et va répliquer, et l'aidos d'Alcée,
tête basse. La scholie sur la Rhétorique d'Aristote, qui introduit toute la citation (Cramer, Anecdota Parisina, I, 266,
25) ne fait qu'ajouter à l'historicité de la tradition de la Rencontre. Alcée- Sappho :
« Sois que le poète Alcée fut amoureux de quelque jeune-fille, etc. – C'est donc bien un amour que les
Anciens mettaient en cause, et ils pensaient à un dit à forme dialoguée ; peu importe que Diehl et Lobel aient attribué
à tort à Sappho la citation entière d'Aristote. Le scholiaste était, lui, bien informé.
Or, si nous en pouvons décider ainsi, c'est surtout d'après le vase peint de Munich, précieux témoignage visuel en faveur d'une Rencontre, et d'une déclaration
sans doute repoussée : les arts mineurs viennent ici utilement au secours de l'exégèse littéraire hésitante, en matérialisant sous nos regards l'aidos, essentielle,
du poète amoureux, à qui Sappho répond du tac au tac :
« Si tu n'avais dans l'âme que le désir du Bien et du Beau, si ta langue ne s'agitait pas pour prononcer une parole mauvaise, la honte ne voilerait pas tes yeux et tu dirais franchement ta pensée. »
Donc, les peintres de vases antiques, certains tout au moins, connaissaient parfois d'assez près la tradition littéraire : voilà un résultat qui n'avait pas été établi jusqu'ici. On a sans doute trop insisté sur le caractère artisanal de ces décorateurs, qui n'allaient pas seulement s'instruire au théâtre, mais lisaient, et sentaient finement, parfois ; exclura-t-on aussi de la culture littéraire tous les artistes modernes ? N'ont-ils jamais connu les poètes ? On a eu tort de renoncer à la réalité de la Rencontre Alcée-Sappho. L'art grec gardera d'ailleurs le souvenir de tels colloques . J. D. Beazley a montré qu'un lécythe de Ruvo, un cratère perdu de la collection Middleton, ne pourraient être rapportés que d'une façon incertaine à la poétesse de Lesbos. On fait justice de l'interprétation Alcée-Sappho sur certaines plaques d'argile, méliennes. Mais il est sûr que la Rencontre des deux poètes étaient restées aussi célèbres que la tradition relative à Pétrarque et Laure, p. ex.. Peut-être, raillant Sappho dans la Leucadienne, Ménandre imaginait-il certains colloques Sappho et Phaon sur le modèle de la Rencontre avec Alcée (cf. Fragm. Comic graec, éd. Meineke, II, 707, III, p. 114, 315, 338 ; V p. 409), car les représentations associant deux personnages littéraires, l'un mâle, l'autre féminin, ont duré au moins, avec ou sans transformation, jusqu'au temps de Glycère et de Ménandre, sinon plus tard . Ici, ce sont les Muses ou des entités allégoriques qui reviennent au premier plan ; mais les représentations de l'atelier de Ménandre sont peuplées des images d'une inspiratrice plus réelle.
Page entoilée le 28/06/2003 et mise à jour le 25/03/2021
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